Les mystérieux paysages de désir et de terreur

Published: January, 2011, L’INFINI EN PLUS OU MY NAME IS NOBODY (TU VAS COMPRENDRE): MYRIAM MECHITA À LA CITÉ DE LA CÉRAMIQUE

« La douleur était si forte que j’en gémissais ; mais je ressentais en même temps une douceur si exquise que j’aurais voulu que la douleur ne cessât jamais. Celle-ci n’était pas physique mais mentale, bien qu’elle affectât aussi mon corps dans une certaine mesure. C’était la plus douce des caresses de l’âme, prodiguée par Dieu ».

Si on entend par « Dieu » la transcendance au sens large de ce mot, la citation ci-dessus pourrait être la description d’une expérience liée à bien des œuvres d’art de l’artiste française Myriam Mechita. Cette assertion fut pourtant émise plus de 400 ans avant que Myriam Mechita ne commence son œuvre ; elle fut écrite par Thérèse d’Avila, l’une des plus grandes saintes de la Contre-Réforme. Le sculpteur italien Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin (1645-1652), s’inspira des visions oniriques de cette sainte pour sa célèbre statue qui la montre comme saisie dans un instant d’extase spectaculaire.

Thérèse d’Avila exprimait des sentiments universels à propos de l’instant d’extase sous quelque forme qu’elle puisse se produire ; le contexte divin lui permettait de parler de son euphorie à voix haute et claire. Myriam Mechita n’a pas besoin de Dieu pour parler librement de sa fascination pour les instants de transcendance, d’orgasme, d’ivresse ou d’ « irrésistibilité » de l’association du plaisir et de la douleur. Selon son étymologie grecque, le mot « extase » signifie sortie de soi-même ; cette artiste trouve que cet état d’esprit est une condition humaine tout à fait intéressante. Les sujets qu’elle choisit pour son œuvre sont souvent liés à l’état de transgression : la décapitation, l’orgasme et la déchéance qu’elle présente souvent de manière extrêmement élégante.

Myriam Mechita crée son univers séduisant et mystérieux à l’aide de paillettes brodées, de latex brillant, de tissus colorés, de broderies et d’objets sculpturaux. Ses peintures murales sont essentiellement bleu clair scintillant, ses céramiques, tactiles, et ses objets sont soigneusement mis en scène dans l’espace. D’étranges animaux décapités courent dans des paysages fabriqués à partir de vieilles tables de bois et de crânes, ou se cachent dans des grottes ténébreuses. Leurs corps semblent composer des sortes de constellations cosmiques, tangibles mais invisibles.

Myriam Mechita est en plein dialogue avec ses prédécesseurs de l’histoire de l’art. Etonnamment, elle a reçu la révélation de ce que l’art pourrait signifier pour elle, dans sa petite enfance. Sa rencontre fortuite avec une reproduction du tableau Le Martyre des Saints Côme et Damien (1438-1440) de Fra Angelico, fut sans doute le déclic qui changea sa vie à jamais et qu’elle se remémore toujours avec une grande précision. Elle n’avait que 6 ans mais décida de devenir artiste car elle voulait appartenir à ce royaume de possibilités nouvelles, un domaine où l’imagination permet de créer un nouveau langage. « Je ne sais pas si c’était de l’ordre de la magie ou autre chose. Tout à coup, l’acte de créer semblait permettre de donner naissance aux images que je percevais, que je détenais en moi, aux sentiments que j’avais tout le temps portés en moi ; je pouvais même voir les matériaux se transformer devant moi. C’était la preuve qu’il existait un monde d’étrangeté et de profondeur que je ne pouvais pas encore imaginer. Je voulais parler ce langage nouveau et appréhender l’espace et le temps de ce nouveau royaume ».

Il est intéressant que ce soit justement l’image de ce martyre, une décapitation, qui ait fait si forte impression sur la jeune Myriam Mechita. Elle a gardé en mémoire ce sujet qui, depuis, jalonne toujours son œuvre. L’acte de la décapitation consiste à séparer la tête du corps. Ce geste simple, primitif, cruel mais visuellement intrigant pourrait être la métaphore de la rupture finale, irréparable et même fatale.

Il en résulte un corps en morceaux, juste la tête ou juste le torse : ils ne concordent plus et chacun manquera toujours à l’autre. Myriam Mechita : « Je suis fascinée par la décapitation. Pour moi, elle est comparable, de manière allégorique, à la façon dont je vis ma vie ; dont je subis la brutalité du toucher, quand le corps fait mal et qu’on sait que rien n’est sans danger. Même si je me sers de mes yeux et de mon cerveau pour voir et appréhender le monde, il est très important pour moi de recevoir toutes ces informations par mes sens. Comme si j’avais besoin que tout cela s’affronte d’abord dans mon corps. En outre, j’ai toujours trouvé toutes ces représentations picturales des décapitations très belles et passionnantes, même si je me rends compte qu’elles sont terribles ».

L’acceptation de la beauté d’une décapitation peut être sujet à controverse, mais la beauté et la terreur s’associent notoirement depuis des siècles. Observer une décapitation pourrait s’interpréter comme une sorte d’expérience sublime pour celui qui regarde, qu’il soit bourreau, ou bien victime. La terreur semble réelle et la mort a l’air proche mais celui qui regarde n’est pas en danger. L’image le submerge et le confronte à quelque chose de difficile à saisir, qui va au-delà de la beauté. Ce qui rend la décapitation si particulière est le fait que la mort se produit à proximité étroite d’autres êtres humains, le plus souvent l’Autre, l’Inconnu. Ce contact personnel, lors du moment même qui précède la mort, est un instant tragique d’espoir ou de résignation et d’inéluctabilité de notre propre destin.

L’auteur qui, directement ou indirectement, semble être une âme sœur d’importance de Myriam Mechita est Georges Bataille. Acéphale, nom de la revue que Bataille publiait de 1936 à 1939 et nom d’une société secrète qu’il avait créée à peu près à la même époque, signifie « sans tête ». Le logo de cette revue, conçu par André Masson, représente un homme nu dans une position qui ressemble à celle de l’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci (1487). Mais, à la place des parties génitales, cet homme porte un crâne à interpréter comme le lien direct entre le sexe et la mort, les deux sources des tabous de notre société ultra-rationnelle, selon Georges Bataille. La rationalité de notre culture implique que nous en excluions la mort et les morts ; or la proximité de la mort est exactement le lieu où l’homme peut célébrer son être. Bataille prônait la transgression des frontières sociales et morales et la violation des règles, ce qui, selon lui, était l’une des idées fondamentales de l’art. La transgression est une célébration, une victoire sur la peur et un oubli temporaire de soi-même.

Ainsi, le décapité représente l’anti-rationnel, l’instinctif, l’être humain non contrôlé. Dans la série Les Ruines de l’Éclat ou La Chambre des Mystères (Mon Nom est Personne) (2010), Myriam Mechita présentait de splendides animaux décapités qui traversent l’espace en courant sans but apparent ; privés de la possibilité de choisir une direction, ils sont livrés à la merci des spectateurs. L’importance donnée à l’anti-rationalité pourrait s’appliquer de la même manière aux figures humaines décapitées de Myriam Mechita. L’artiste a exécuté une série de broderies, sur des tissus industriels pour certaines ou, pour d’autres, sur de la soie délicate. Elle associe les motifs de papier-peint ou de tissus, éléments figuratifs répétitifs comme des cubes, des cercles ou des automobiles, à des images brodées de moines ou de belles dames, apparemment anciennes et facilement identifiables, qui semblent soigneusement sortis de manuscrits enluminés, à la différence près qu’ils sont sans tête. Ou, plus précisément, leur tête est en feu ; elle a été remplacée par des flammes dorées, jaunes et rouges. Est-ce pour nous avertir de la destruction opérée par la rationalité qui domine trop notre tête et notre corps ? Un autodafé de nos propres pensées qui mène à la catharsis ? Myriam Mechita donne sa propre explication : « Le feu sort de la tête, c’est la bonne façon de montrer l’énergie. Je sens que je traverse une période dans laquelle l’énergie a besoin de sortir de moi ».

Dans son chapitre sur ce peintre, Georgio Vasari chante le talent et la piété de Fra Angelico, grâce auxquels ce dernier put peindre magnifiquement et créer des images séduisantes. Ses commentaires, cependant, montrent nettement que le beau et le désirable ont toujours inspiré la méfiance. Quand Vasari a décidé de défendre Fra Angelico : « Mais je voudrais que personne ne se méprenne en concluant que toutes les œuvres maladroites et ineptes seraient pieuses, alors que le beau et le réussi seraient corrompus, comme le font certains devant des représentations de femmes ou d’éphèbes un peu plus plaisants, beaux et décoratifs que d’habitude, et qui s’en saisissent immédiatement pour les juger lascifs, sans se rendre compte qu’ils sont vraiment dans l’erreur en condamnant le jugement sûr du peintre qui tient que la beauté des saints hommes ou femmes, qui sont des êtres célestes, surpasse celle des mortels exactement comme la beauté divine dépasse la beauté terrestre et nos œuvres mortelles »2.

L’explication de Vasari, quoiqu’elle date, touche exactement du doigt un point de vue critique qui s’exprime encore de nos jours. Comme ils n’ont pas peur de créer des images et des objets qui au premier abord semblent simplement plaire aux spectateurs, les artistes comme Myriam Mechita inspirent parfois la méfiance. À la différence de l’époque de Vasari, ce n’est pas au nom de contraintes religieuses que nous n’accordons pas confiance au lascif, mais parce qu’actuellement le discours et les qualités anti-rétiniennes semblent être les éléments déterminants de la valeur artistique des œuvres. En modernisme, le terme de « beauté » est devenu un sujet de controverse et de questionnement ; la succession de multiples mouvements artistiques qui n’ont cessé de tenter de déterminer sa forme visuelle et ses approches conceptuelles, a transformé le terme de « beauté » en un territoire ouvert sans catégories préétablies.

En revenant au tableau Le Martyre des Saints Côme et Damien qui fut si déterminant pour Myriam Mechita, nous observons que les deux saints ont les yeux bandés. La privation de la vue pourrait s’interpréter comme la première étape de la perte de la tête et, par conséquent, de la perte de la vie ; de sorte que la célébration de la vue pourrait être une célébration de la vie.
Chez Myriam Mechita, cela prend la forme de son art.

Traductrice : Isabelle Cassou – Tradsmith

Marta Gnyp est historienne de l’art. Elle enseigne à la faculté d’Histoire de l’art et à l’Université d’Amsterdam. Collectionneur et critique d’art, elle collabore à de nombreux magasines culturels internationaux et à des publications.


1 Thérèse d’Avila in Janson H. W. et Janson A. F. History of Art (6e édition), Thames&Hudson, 2001 : 547


2 G. Vasari, Vies d’Artistes, d’après trad. J Conaway Bondanella et P. Bondanella, Oxford University Press, 1998 (1562) : 174

Further information: “L’infini en plus ou my Name is Nobody (tu vas comprendre): Myriam Mechita à la cité de la céramique”, Manufacture Nationale de la Porcelaine de Sèvres, ISBN 2953283528